22/06/2025

Trésors cachés : Les cépages du Sud-Ouest à la conquête du monde… ou presque

Le Sud-Ouest : Un réservoir de diversité viticole trop discret

Entre les flancs discrets du piémont pyrénéen, la mosaïque de vallées de l’Adour et les coteaux rocailleux du Lot, le Sud-Ouest porte l’une des plus riches diversités de cépages autochtones en France. Ici, le Fer Servadou se mêle au Tannat, le Négrette côtoie le Prunelard, le Mansois, le Petit Courbu, le Loin de l’Œil… À eux seuls, 130 variétés différentes seraient recensées sur la région selon l’Interprofession des Vins du Sud-Ouest (IVSO).

Pourtant, au-delà des frontières, qui demande un Branceillac ? Où l’on sert du Duras à Tokyo ? Les salons de Shanghai, New York ou Londres résonnent rarement du nom de ces cépages essentiels à notre identité. Peu présents sur les tables à l’international, ils cèdent la place aux géants mondiaux comme le Merlot ou le Cabernet Sauvignon. Pourquoi tant de discrétion ? D’où vient ce paradoxe qui fait du Sud-Ouest une terre de générosité méconnue ?

Des figures mondiales… et une invisible complexité locale

La mondialisation du vin a consacré quelques stars planétaires : Chardonnay, Cabernet Sauvignon, Syrah, Sauvignon Blanc. D’après le rapport de l’OIV (Organisation Internationale de la Vigne et du Vin), moins de 20 cépages représentent à eux seuls la moitié des vignes mondiales. Inversement, les cépages confidentiels du Sud-Ouest totalisent ensemble moins de 1% des surfaces nationales. Le Tannat, roi en Madiran, dépasse à peine les 3 000 hectares en France, contre plus de 100 000 hectares de Merlot.

  • Merlot : 267 000 ha dans le monde, dont plus du tiers à Bordeaux.
  • Cabernet Sauvignon : 340 000 ha (*)
  • Tannat (France) : environ 3 000 ha
  • Négrette : 1 200 ha seulement en Fronton (source IVSO)
  • Petit Manseng : 650 ha (essentiellement dans le Béarn et le Pays Basque)

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Mais cette discrétion n’est pas due qu’à une question de surfaces : d’autres facteurs, historiques, économiques, culturels, pèsent dans la balance.

(*) Chiffres OIV 2023, Distribution of top wine grape varieties worldwide

Les obstacles historiques : origines d’une invisibilité

La douloureuse coupure du phylloxera

Au XIX siècle, avant la maladie du phylloxera, des dizaines de cépages autochtones habillaient les paysages du Sud-Ouest. Avec la crise, beaucoup furent abandonnés au profit de variétés plus vigoureuses ou mieux reconnues. Les vignerons durent replanter à la hâte, perdant souvent des savoir-faire séculaires. C’est ainsi qu’entre 1875 et 1910, la quasi-totalité des pieds furent arrachés, et seules les variétés les plus rentables ou les plus faciles à greffer survécurent. Ce fut le coup d’arrêt pour des cépages locaux qui ne se sont jamais vraiment remis du choc, alors que la Bourgogne ou Bordeaux, mieux financées et organisées, relançaient leur prestige sur leurs cépages-phare.

Bordeaux : un voisin écrasant

La proximité du géant bordelais, adossé à ses réseaux d’export historique et à ses cépages (Merlot, Cabernet, Sauvignon…), a longtemps limité l’émergence des cépages sud-ouest dans le commerce international. De nombreux négociants bordelais contrôlaient (et contrôlent encore en partie) les expéditions vers l’étranger : impossible, pour un vigneron de Madiran ou de Gaillac, de rivaliser sur les marchés avec une appellation aussi prépondérante, souvent synonyme de vin français aux yeux des étrangers.

Jusqu’aux années 1980, il n’était d’ailleurs pas rare que le vin du Sud-Ouest soit vendu… comme Bordeaux bas de gamme pour allonger les assemblages (Source : revue Le Rouge & le Blanc, 2017). Cette confusion n’a pas aidé à faire connaître l’originalité de nos cépages dans le monde.

La question de l’adaptabilité : cépages exigeants, terroirs uniques

Le Sud-Ouest possède une variété exceptionnelle de climats, du tempéré océanique près de l’Atlantique, jusqu’aux influences continentales pyrénéennes. Ses cépages autochtones se sont adaptés à des conditions souvent difficiles — humidité, chaleur estivale ou brumes matinales. Difficiles à apprivoiser ailleurs :

  • Tannat : très vigoureux, mais tannique à l’excès et long à maturer — ailleurs, il donne souvent des résultats grossiers sans l’expertise locale.
  • Petit Manseng : demande une alternance de chaleur et d’humidité pour réussir les grands moelleux en passerillage.
  • Négrette : sensible à la pourriture, très capricieuse selon les sols.

Les étrangers qui osent planter nos cépages (notamment le Tannat en Uruguay, devenu phénomène national) le font rarement avec la même typicité que dans le Sud-Ouest.

C’est ainsi un cercle vertueux qui se referme sur le terroir : la qualité de ces cépages ne s’exprime qu’ici, et les vignerons d’ailleurs peinent à les acclimater sans en trahir l’âme.

Communication, marketing et standardisation du goût

Le marché international du vin récompense la simplicité : “nom reconnaissable + cépage à la mode + style convenu”. Dans ce contexte, difficile pour le Duras ou le Prunelard de rivaliser avec le Pinot Noir. Les vins du Sud-Ouest pâtissent de leur diversité :

  • Des noms de cépages imprononçables pour l’export (Arrufiac, Mansois, Courbu…)
  • Des styles peu lisibles : rouges puissants, blancs secs ou moelleux, rosés de pressurage… difficile à “ranger” dans une case commerciale.
  • Absence de structures export puissantes : le Sud-Ouest ne possède pas d’équivalent à la puissance de la Bourgogne ou du Bordelais pour la communication (source : Vitisphère, 2022).

La recherche de rentabilité et la pression des marchés, en Asie ou en Amérique du Nord, encouragent la standardisation, abandonnant au passage la singularité de ces cépages qui nécessitent un apprentissage du consommateur.

Cépages “locaux” versus cépages “internationaux” : l’exemple du Tannat

L’histoire du Tannat en Uruguay le prouve : ce cépage, emblématique de Madiran, est devenu le symbole national des vins uruguayens, dépassant en notoriété sa terre d’origine. Mais en Uruguay, le Tannat est souvent vinifié plus souple, moins structuré, pour s’adapter au goût international. Le paradoxe est là : la singularité du Sud-Ouest ne voyage que s’il sacrifie sa typicité. La Revue du Vin de France note, en 2023, que l’Uruguay a planté près de 2 700 ha de Tannat, presque autant qu’en France… mais avec un style totalement distinct.

L’évolution du goût et l’éducation du public

Le goût dominant s’est longtemps imposé selon le modèle bordelais ou bourguignon : vins soyeux, ronds, faciles à boire jeunes. Or, nombre de cépages autochtones du Sud-Ouest exigent patience, éducation et temps d’élevage. Les Tanats, Mansois, Prunelards, peuvent apparaître austères ou trop singuliers à un amateur mal averti.

Des efforts d’éducation, de sommellerie, et d’œnotourisme voient le jour. Mais, selon Sud-Ouest Vins, moins de 5% de la production régionale part à l’export. Les “bouteilles voyageuses” restent surtout issues des grands domaines ou des maisons les plus structurées (Château Montus, Tariquet…), parfois en adaptant leur production pour l’export.

Sauvegarde du patrimoine ou ouverture à l’international ?

Le paradoxe de notre époque est de voir, localement, un regain d’intérêt pour les cépages oubliés, alors qu’au même moment, l’international réclame des saveurs déjà connues. Les conservatoires ampélographiques (à l’image du Centre d’Ampélographie de Vassal-Montpellier) œuvrent pour recenser et préserver ces trésors. Plus de 50 cépages endémiques seraient aujourd’hui sauvés de l’oubli.

Initiatives remarquables

  • La création, en 2018, de l’AOC Brulhois, armagnacienne mais dédiée à la valorisation de cépages locaux.
  • De nouveaux domaines misant sur la communication “terroir” auprès de cavistes, bars à vin ou restaurants branchés de Paris, Londres ou Montréal.
  • Le travail d’associations comme le Slow Food avec le projet “Arche du Goût” pour recenser et protéger les cépages rares (source : Slow Food Foundation).

Côté export, hormis le Tannat en Uruguay et un peu de Gros Manseng en Australie ou en Espagne (essais encore marginaux), les autres variétés font le bonheur des connaisseurs locaux… ou des curieux avertis.

Regards vers l’avenir : un réveil en douceur ?

Face à la crise climatique, certains cépages du Sud-Ouest pourraient jouer à l’avenir un rôle d’avant-garde. Leur résistance aux maladies cryptogamiques (le Fer Servadou, le Petit Manseng), leur capacité à supporter les sécheresses ou les épisodes chauds, intéressent de plus en plus de chercheurs et de vignerons en dehors de France (Le Figaro Vin, octobre 2023).

  • En 2023, le Prunelard est l’un des rares cépages à ne pas avoir souffert du mildiou géant en Tarn-et-Garonne.
  • Le Manseng Noir, presque oublié, est redécouvert pour sa faible sensibilité à l’oxydation.

La diversité ampélographique du Sud-Ouest pourrait bien devenir un atout environnemental majeur… et, qui sait, éveiller la curiosité de nouveaux marchés à la recherche d’authenticité et de résistance. Les consommateurs en quête de sens, de nouveauté et de terroir pourraient être la clé d’un tournant, à condition de sortir des sentiers battus.

Le destin des cépages autochtones du Sud-Ouest ? À la croisée des chemins : entre sauvegarde intime de l’âme du terroir… et tentation d’une ouverture plus assumée vers le monde. Ceux qui s’y plongent découvrent un univers fascinant, où chaque verre porte la mémoire vivante d’un pays, d’une main, d’un savoir-faire. Un patrimoine à partager, sans jamais le dénaturer.

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